Qui suis-je ?
Plante herbacée, j’égaye chemins et bords de routes de mes touffes bleu clair, à la belle saison.
Je suis une astéracée liguliflore très commune ; et si mon habitus (= aspect, port) est un peu dégingandé, avec ma tige anguleuse aux rameaux divariqués, je porte haut (80cm – 100cm) et beau mes nombreux capitules bleu clair ; mes feuilles supérieures sont lancéolées et sessiles, mais celles de la base en rosette sont découpées en lobes – avec le terminal un peu plus grand- ce qui leur donne de faux airs de feuilles de pissenlit.
Je suis une rudérale mésophile qui n’aime guère les humus riches en azote, ni les fortes chaleurs ni les pluies : une bonne fille, quoi, sans grande exigence, bien que je me ferme l’après-midi et par temps pluvieux.
Je suis d’origine Euro asiatique et fais partie de l’environnement depuis fort longtemps : je fus, dit-on, domestiquée dans le Proche Orient vers 6000 ans avant J.C. et le papyrus d’Ebers (sorte de codex médical égyptien, 4000 ans avant J.C.) me mentionne déjà pour mes nombreuses applications thérapeutiques concernant l’appareil digestif !
Plus proche de nous, Dioscoride (1° siècle après J.C.) me préconise pour fortifier l’estomac, Galien (son cadet en médecine, 2° moitié du deuxième siècle, m’appelle « l’amie du foie » ! (Sainte) Hildegarde de Bingen, au 12° siècle, m’emploie pour faire un digestif.
Tout est comestible en moi, racine comprise, et mes propriétés digestives, apéritives, dépuratives (sans doute à cause de l’amertume de mon latex blanc) ont traversé les âges.
Et pour finir ce tableau, Jeanne Covillot
m’a fait la vedette de sa
« Clé d’Identification Illustrée des Plantes Sauvages »
puisque j’en orne sa couverture !
Je suis, .... je suis : Cichorium intybus ssp intybus !
Nom bizarre puisque redondant !
Chichorium en latin (du grec kichore) désigne une chicorée sauvage ;
Intybus (dont l’origine suggérée serait syrienne, désignant une flûte, car ma tige est creuse comme cet instrument) est aussi en latin le nom d’une chicorée (voir Pline le Naturaliste).
D’ailleurs, du temps de Charlemagne, on m’appelait INTUBA.
J’ai connu, de par les siècles, une descendance très prolifique, auprès des humains, après moultes sélections – mais les OGM ne se sont pas encore intéressés à moi ?.....
Quelques apparentées :
Cichorium spinosum L. : aux feuilles basales tendres et sans amertume sont mangées en salade par les Crétois (les feuilles supérieures sont épineuses, les capitules peu nombreux ; elle pousse sur des sols caillouteux et dans les fentes des rochers, voire même dans la phrygane (garrigue dégradée).
Cichorium endivia ssp divaricatum : toujours sauvage, dont les feuilles (jeunes) sont consommées en Grèce.
Cichorium intybus variante foliosum : ou barbe de capucin, cultivée déjà des siècles en arrière.
Les salades ‘’scarole’’, ‘’ frisée’’,’’Trévise’’ sont des variétés cultivées, dérivées de C. intybus.
Au passage saluons C. intybus ssp sativum, alias chicorée à torréfier (la racine) ou succédané du café.
Elle nous ramène à la plus importante :
C. endivia ssp pumulum, à savoir l’ENDIVE, qui envahit nos rayons de légumes, dès les premiers froids venus ! Un paradoxe, car toutes les chicorées ci-dessus craignent les gelées !!!
Elle nous ramène aussi au cœur géographique de cette histoire : l’Artois, le Hainaut et la Flandre.
La légende voudrait que dans les années 1830, années de troubles qui ont mené à l’indépendance de ce que nous appelons la Belgique, un paysan aurait dissimulé sa récolte dans sa cave (probablement de la barbe de capucin, déjà mentionnée en 1751 par La Chesnaye – et cultivée par la suite comme les champignons de Paris) ; il eut la surprise de découvrir ce que les Flamands appellent WITLOOF (= feuille blanche) -nom générique de semences d’endive maintenant-, ou CHICON, nom donné par les Chtis de notre Nord (national et belge francophone).
Le premier cageot de ‘’chicons’’ fut vendu aux Halles de Paris en 1879 sous le nom "d’endives de Bruxelles".
Cela a donné lieu à une activité artisanale durant les mois d’hiver, jusque dans les années 1960-1970, en particulier dans le Cambraisie, d’où me vient l’histoire.
c'est une activité à laquelle s’adonnaient les ouvriers d’usine et leurs familles, pour un revenu d’appoint souvent aléatoire. Ce qui était sûr, c’était la fatigue, les dos cassés, et les longues heures de travail en plein champ et dans les hangars pour conditionner le produit !
Ces ouvriers, pour la plupart, ne possédaient pas de terres et louaient donc des surfaces plus ou moins grandes. Les surfaces étaient exprimées en "maincordées" - orthographe incertaine et à rectifier ! Quatre maincordées faisaient environ 4000m2.
Après avoir acheté la semence en Belgique, il fallait semer en faisant des "routes" (des lignes) ; puis "démarier" (éclaircir) ; puis "ligner" à la main, à savoir désherber aux premières chaleurs (si ! si !il peut faire chaud ! ).
Les racines (les « carottes » couleur brun clair) se couronnaient de "cotes", feuilles lancéolées et vertes (mais ces plants
ne ‘’montent’’ pas – la main de l’homme a déjà sélectionné).
Après les avoir arraché fin septembre, on sépare feuilles et racines, en laissant un collet d’au moins 2cm pour préserver le futur bourgeon. C’est alors que commence le vrai travail et l’aventure du ‘’Chicon’’, plus ou moins fructueuse selon les cours de l’endive aux Halles de Paris !
On ramène les racines aux champs : elles sont mises "en couches" (jauges) généralement de 8m sur 2m.
Les couches sont creusées pour installer une tuyauterie qui forme le cadre (extérieur) sur une profondeur d’une trentaine de cm, puis la terre est "décaissée" (creusée) à environ 20cm de prof ; les racines - on les appelle aussi chicons à ce stade !- sont repiqués bien serrés, par carrés ; on les recouvre d’un peu de terre et d’une couche de paille épaisse (80cm à 100cm) ; le tout est protégé des intempéries et de la neige par des tôles.
Le plus important reste à faire : installer la chaudière (feu au charbon) et ses deux réservoirs d’eau, qui une fois chauffée va parcourir les tuyaux entourant la "couche" : la température de l’eau doit fournir une bonne chaleur aux chicons (20° environ), véritable circuit de chauffage central !
A maturité, et selon les cours des Halles qui varient selon la météo ( !), on "découche", c'est-à-dire on sort
les plants et les endives blanches sont cassées du chicon et apportées dans le local des éplucheuses (les femmes du voisinage s’enter aident, solidarité des gens du Nord) : elles nettoient
et mettent le ‘produit fini’ dans de petites caisses avec du papier bleu, fermées par du fil de fer. Les couches pouvaient produire de 800kg à 1200kg d’endives.
Les femmes étaient payées 100Fr de l’heure, l’équivalent de 20 carambars !
On pouvait gagner quelque argent, encore fallait-il "découcher" quand le prix de l’endive allait grimper... Le père de celui qui me raconte l’histoire n’a guère eu cette chance, et dans le village il était connu pour cela !
« Ah ! Le Père S. découche, l’endive va encore baisser ! » disaient les voisins. Puis un jour sa femme a dit : "ça suffit ! C’est trop de travail, on arrête ! "
C’est la fin de l’histoire...
Maintenant cette production se fait dans des serres, avec des installations ultra sophistiquées.
Je me suis laissé dire que des amateurs gourmets, en quête des saveurs d’antan inégalées, paient fort cher la production - confidentielle- d’endives de plein champ......
Jean
Photos Jean Christianne et empruntées à Internet